L’ALECA et les droits de propriété industrielle : les brevets pharmaceutiques dans le collimateur

Me Salma Khaled Agrégée des Facultés de Droit & Avocat associé: Le jurisconsulte Avocats associés

A l’heure où la Tunisie passe par une période de transition difficile, marquée par une crise de plusieurs secteurs dont le secteur pharmaceutique et celui des médicaments. La négociation d’un accord de libre échange avec l’Union Européenne a démarré en 2016, un accord de libre échange supposé en apparence aider la Tunisie tenant compte du fait qu’elle soit considérée comme un partenaire privilégié de l’Union Européenne.

Cet accord devrait permettre à la Tunisie plus d’ouverture vers les marchés européens et inversement. Il couvre le commerce des services, l’établissement et la protection des investissements, le commerce des produits agricoles, les mesures sanitaires et phytosanitaires, l’amélioration de la sécurité des produits et la facilitation du commerce avec l’Union européen, les marchés publics, le développement durable, la propriété intellectuelle etc…

Dans tous ces champs d’activités l’accord est supposé apporter aux parties contractantes des avantages réciproques, et vise à améliorer le climat  des affaires entre elles.

Plusieurs voix se sont élevées contre la signature de l’accord par la Tunisie jugé déséquilibré favorisant les intérêts de l’Union au détriment de la Tunisie. Il en est ainsi des agriculteurs qui ont manifesté leurs craintes quant aux effets néfastes de l’accord sur leur secteur, 68% des agriculteurs craignent en effet un impact négatif.1

En matière de propriété intellectuelle, l’accord a pour objectif de créer de la croissance et de l’emploi, de protéger les innovations et encourager l’investissement dans la recherche et le développement.2

Toutefois, les droits de la propriété intellectuelle tels que arrangés par  l’Accord en particulier les dispositions relatives aux brevets pharmaceutiques semblent affecter considérablement  l’accès aux médicaments, et les droits des citoyens aux soins et à la santé.

Malgré la signature par la Tunisie des accords sur les aspects commerciaux des droits de la propriété intellectuelle, et l’adoption de la Tunisie d’un arsenal législatif visant la protection de ces droits, l’ALECA a repris certains aspects des droits de propriété  intellectuelle, en particulier des règles relatives aux brevets d’invention.

Les dispositions contenues dans l’accord, ont été contestées par les professionnels des industries pharmaceutiques, car restreignant l’accès des génériques au marché.

L’objectif affiché dans le chapitre relatif à la propriété intellectuelle est le suivant :» promouvoir et faciliter la production et la commercialisation de produits innovants et créatifs sur le territoire des deux Parties et contribuer ainsi à une croissance économique plus durable et inclusive pour les Parties.»

Cependant, à la lecture des autres dispositions de l’accord il apparaît que l’objectif est unilatéral et que l’accord est loin d’être bénéfique pour la Tunisie. En effet, afin de pouvoir réaliser l’objectif affiché, l’Accord doit aussi viser à interdire tout usage abusif des droits de propriété intellectuelle, de nature à limiter l’accès au  marché à des entreprises concurrentes aux titulaires des droits ou d’abuser d’une position dominante en recourant à des ententes ou des concentrations faussant le libre jeu de la concurrence, comme il a été convenu dans le cadre des accords ADPIC.Par ailleurs, L’Union Européenne doit s’engager de sa part à transférer la technologie et le savoir acquis,3 au profit de la Tunisie, conformément aux termes des accords ADPIC et de la décision du conseil général de l’OMC  du 30 Aout 2003 et dans les limites du respect des droits de propriété intellectuelle jouissant encore d’une protection.4

Deux points essentiels méritent d’être soulignés: Le premier relatif au certificat complémentaire de protection et le deuxième est relatif aux données non divulguées.5

Le certificat complémentaire de protection

L’ALECA prévoit la protection des médicaments par un certificat complémentaire de protection (CCP), titre pour lequel le législateur Tunisien n’ a pas prévu de cadre légal.

Reconnaître le CCP en Tunisie implique un risque sérieux pour les fabricants des génériques, qui se voient obligés de retarder l’entrée en production en raison de la prorogation de la protection alors que le brevet pour les mêmes médicaments, serait déjà dans le domaine public. Le certificat complémentaire de protection est, de par son essence, contraire à l’idée du transfert des technologies,6 de traitement équitable et équilibré entre les différentes parties à l’accord. En rappel, les articles 6 et 8.2 des accords ADPIC : «Article 6 : La protection et le respect des droits de propriété intellectuelle devraient contribuer à la promotion de l’innovation technologique et au transfert et à la diffusion de la technologie, à l’avantage mutuel de ceux qui génèrent et de ceux qui utilisent des connaissances techniques et d’une manière propice au bien-être social et économique, et à assurer un équilibre de droits et d’obligations». Article 8.2 : «Des mesures appropriées, à condition qu’elles soient compatibles avec les dispositions du présent accord, pourront être nécessaires afin d’éviter l’usage abusif des droits de propriété intellectuelle par les détenteurs de droits ou le recours à des pratiques qui restreignent de manière déraisonnable le commerce ou sont préjudiciables au transfert international de technologie».

Le certificat complémentaire de protection a souvent donné naissance à une prorogation de protection non seulement au produit de base (objet du brevet) mais aussi à ses dérivés, ce qui représente une menace sérieuse quant à  l’accès des génériques au marché et risque de donner lieu à un abus du droit exclusif d’exploitation du dit brevet. La  Cour de Justice Européenne  s’est, à plusieurs reprises prononcée sur le  risque  généré par le CCP.

Les données non divulguées

La sous section 6 de l’accord prévoit des dispositions relatives à la protection des renseignements non divulgués, reprenant ainsi les dispositions de l’article 39 des accords ADPIC relatives à la protection du secret des affaires et du savoir faire.

Les dispositions contenues dans l’ALECA laissent entendre une protection absolue de ces données confidentielles et pour une durée illimitée dans le temps, elle implique un engagement de l’Etat Tunisien à veiller à ce que ces données ne soient pas divulguées par les personnes qui peuvent en avoir connaissance.

Toutefois, il convient de noter qu’une circulaire du ministre de la santé, prévoit une protection des données non divulguées ayant trait aux médicaments pendant 5 ans, il est donc important de délimiter l’étendue de la protection de ces données afin de garantir un transfert des technologies en temps opportun, la Tunisie est un pays en voie de développement qui a besoin de compter sur ses compétences  auxquels l’accord doit offrir des chances de s’exporter et sur ses partenaires qui doivent s’obliger par le transfert des technologies.7

L’accord doit obligatoirement circonscrire la période de la protection, il doit aussi permettre une utilisation des données ou informations confidentielles à des fins scientifiques nécessaires au développement technologique et à l’innovation, tout en interdisant l’usage commercial illicite qui peut en être fait.

En vertu du principe de la réciprocité, la Tunisie devrait en principe jouir des mêmes avantages dont va profiter l’Union Européenne, elle doit   s’engager à garantir au profit de la Tunisie le bénéfice des mêmes conditions d’accès à une demande d’une Autorisation de Mise sur le Marché, que celles qui profitent aux demandeurs européens d’une AMM en Tunisie.

L’accord doit ainsi refléter un équilibre des intérêts dans une relation d’échange fructueuse pour les deux parties.

Me Salma KHALED
Membre d’Honneur de notre Chambre